Le visage, un signe figuratif comme un autre ? L’EUIPO se positionne

20/02/2025

Et si votre visage devenait une marque ? Derrière cette idée intrigante se cache une tentative audacieuse d’enregistrer un visage en tant que marque auprès de l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle (ci-après « EUIPO »). Pourtant, l’institution a récemment opposé un refus net, invoquant une absence de caractère distinctif. Mais ce rejet est-il justifié ? Le visage d’une personnalité publique, d’un créateur ou d’un entrepreneur ne pourrait-il pas, à force d’usage, devenir un véritable signe distinctif pour des produits ou services ? Aujourd’hui, le débat est loin d’être clos : la Grande Chambre de l’EUIPO doit encore se prononcer sur cette affaire. En attendant sa décision, il est essentiel d’analyser les fondements du refus, mais aussi d’anticiper ce qu’impliquerait une éventuelle acceptation d’un visage en tant que marque. Un tel dépôt ouvrirait-il une nouvelle ère du droit des marques ou poserait-il des problématiques inédites sur le droit à l’image et la monétisation de l’identité ? 

La distinctivité, condition essentielle au dépôt… mais absente selon l’EUIPO 

L’enregistrement d’une marque est soumis à la réunion de plusieurs conditions prévues par règlement 2017/1001. Outre les caractères de licéité et de disponibilité que doit présenter le signe l’article 7§1 sous b) du RME et l’article 7 §1 sous c) du RME dispose que sont refusées à l’enregistrement les marques dépourvues de caractère distinctif et descriptive.  

C’est sur ces fondements que l’examinateur de l’EUIPO va refuser d’enregistrer l’image d’un visage humain en tant que marque de l’Union européenne.  

En l’espèce, le requérant est un chanteur, acteur et présentateur de télévision bien connu aux Pays-Bas et qui a acquis une certaine réputation en Allemagne, Autriche, Belgique et Suisse. Pendant quelques années, le requérant a cherché à commercialiser une marque de mode éponyme qui n’a toutefois pas connu de succès commercial. Dans ce contexte, il a déposé le23 octobre 2015 une requête pour enregistrement de sa marque figurative constituée par une photo portrait de son visage.  

L’examinateur de l’EUIPO va refuser cet enregistrement considérant que le signe est dénué de distinctivité intrinsèque et descriptif tout en rejetant une potentielle distinctivité par l’usage.  

Concernant l’absence de caractère intrinsèquement distinctif, l’EUIPO va considérer que ce critèredépend de la présence de caractéristiques particulières ou non sur le visage et de la réputation de la personne. En effet, l’examinateur a estimé que pour qu’une marque de photo soit distinctive, la représentation doit présenter des caractéristiques particulières « en ce qui concerne les yeux, le nez, la bouche, les oreilles ou les cheveux » ou doit « concerner une personnalité bien connue dans les EMUE ». Par ailleurs, l’examinateur a considéré que la réputation d’une personne contribue à rendre la marque non enregistrable pour les produits et services pour lesquels la personne est connue, mais la photo du visage en tant que telle doit avoir une certaine réputation pour que le consommateur s’y réfère en tant que marque. 

Concernant le caractère descriptif du signe, l’examinateur a considéré que le visage était descriptif en ce qu’il désignait la catégorie de consommateurs à laquelle les produits étaient destinés et communiquait des informations sur le produit. Par ailleurs, l’EUIPO soulignait qu’il est courant d’associer une photo de visage à la personne fournissant un service. Partant, de nombreuse photo de visage masculin existent et cette photo ne permet pas de distinguer les produit et services de la marque des autres.

Enfin, concernant le rejet de la distinctivité par l’usage, l’examinateur rappelle que, pour établir un rejet fondé sur l’absence de distinctivité acquise par l’usage, il faut démontrer que le signe en question, ici le visage, est utilisé en tant que marque, c’est-à-dire comme un indicateur d’origine commerciale et non pour d’autres usages. 

Ce rejet a fait l’objet de vive critique de la part de l’INTA qui considère les arguments de l’UEIPO comme étant arbitraires[1]. Il n’est donc pas étonnant que le demandeur ait fait appel de la décision devant la chambre des recours de l’UEIPO le 8 janvier 2024. Par décision du 26 septembre 2024, la deuxième chambre des recours a renvoyé l’affaire devant la Grande chambre de recours, dont la décision est désormais attendue. 

Un refus contestable : vers une possible reconnaissance du visage comme marque ?

Si l’EUIPO a rejeté la demande d’enregistrement d’un visage comme marque au motif de l’absence de caractère distinctif, cette décision n’est pas sans contradictions. En effet, plusieurs affaires similaires ont abouti à une acceptation, remettant en cause l’idée selon laquelle un visage ne pourrait jamais constituer un signe distinctif. À travers l’étude de ces précédents, il apparaît que certaines conditions permettent d’accorder à un visage le statut de marque. La question centrale devient alors celle-ci : sous quelles conditions un visage peut-il être enregistré comme marque et bénéficier d’une protection juridique ? 

Plusieurs décisions de justice ont montré qu’un visage peut être accepté en tant que marque, sous réserve qu’il remplisse des critères précis. En Allemagne, le portrait de la célèbre actrice Marlene Dietrich a été enregistré comme marque confirmant qu’un visage peut être perçu comme un élément d’identification commerciale. La Cour fédérale allemande a ainsi jugé que l’image d’une personnalité pouvait jouer le même rôle qu’un nom, dès lors qu’elle permettait au public d’identifier immédiatement une source commerciale précise[2]. Cette reconnaissance s’inscrit dans un mouvement plus large puisque, selon une étude universitaire hongroise[3], 57 marques de portraits masculins et 23 marques de portraits féminins sont actuellement protégées en tant que marques de l’Union européenne. Ces exemples démontrent que l’EUIPO a déjà accepté des enregistrements similaires, ce qui rend le récent refus contestable. 

Cette contradiction devient d’autant plus évidente lorsque l’on considère les marques figuratives acceptées par l’EUIPO. En effet, des personnages emblématiques comme Monsieur Propre ou le Colonel Sanders (KFC) ont été protégés sous forme de dessins stylisés. Dans la décision de l’EUIPO du 16 novembre 2017, la chambre avait jugé que « le signe en question est, cependant, clairement et sans aucun doute l’image d’une personne spécifique, avec ses caractéristiques faciales uniques »[4].  Cet arrêt a considéré que le fait qu’un visage soit réaliste ne l’empêchait pas d’être perçu comme un identifiant commercial. Dès lors, il est légitime de s’interroger sur la différence de traitement entre ces marques acceptées et le refus actuel, d’autant plus que rien dans la législation n’impose qu’une marque figurative doive être stylisée pour être enregistrée. 

Les décisions ayant validé l’enregistrement de visages comme marques mettent en lumière plusieurs critères déterminants. Tout d’abord, un visage peut être accepté s’il est immédiatement associé à un produit ou un service. Par exemple, dans le secteur des produits pour bébés, une marque incorporant un visage de nourrisson pourrait être perçue comme distincte, car elle évoquerait directement les produits concernés. Cette approche a été confirmée par l’EUIPO dans un arrêt en date du 19 mai 2021, où la chambre de recours a rappelé que la perception du consommateur joue un rôle clé dans l’analyse du caractère distinctif[5]. Un autre élément essentiel est la notoriété du visage représenté. Dans l’affaire rejetée par l’EUIPO en 2023, l’Office a souligné que le demandeur, bien que connu dans certains pays européens, ne jouissait pas d’une reconnaissance suffisante à l’échelle de l’UE. Pourtant, cette exigence de notoriété n’est pas appliquée avec la même rigueur pour d’autres types de marques, notamment les marques nominatives. Ainsi, des noms de célébrités, comme Stéphane Plaza pour le réseau d’agences immobilières, ont pu être enregistrés. Cette incohérence soulève une interrogation légitime : si un nom de personnalité peut être enregistré, pourquoi son portrait ne le pourrait-il pas également, alors même qu’un visage est souvent plus évocateur qu’un simple nom ? 

L’un des arguments avancés par l’EUIPO dans son refus repose sur le fait que le visage du demandeur pourrait être interprété comme une simple représentation publicitaire, et non comme une marque en soi. Toutefois, cette distinction a été remise en question par la jurisprudence. Dans une affaire en date du 29 avril, la Cour de justice a affirmé que si le public perçoit (également) le signe comme une indication d’origine pour les produits ou services en cause, le caractère distinctif ne peut pas être nié sous prétexte qu’il est simultanément ou même principalement perçu comme un support publicitaire[6]. Ce raisonnement s’applique directement aux visages utilisés dans le commerce : un portrait, même réaliste, peut être perçu par les consommateurs comme un indicateur d’origine commerciale, notamment lorsqu’il est utilisé de manière cohérente sur des produits ou services spécifiques. 

Ces considérations montrent que le rejet de l’EUIPO n’est pas définitif et qu’il existe des arguments solides en faveur de l’enregistrement d’un visage comme marque. La question centrale reste celle du cadre juridique à établir pour encadrer cette pratique. La Grande Chambre de recours de l’EUIPO devra trancher un débat essentiel pour l’avenir du droit des marques en Europe : un visage peut-il être un signe distinctif à part entière, ou doit-il rester en dehors du champ de la propriété intellectuelle ? 

Déposer un visage en tant que marque : quelles implications juridiques

Si la reconnaissance d’un visage en tant que marque venait à être validée, elle soulèverait une multitude de questions juridiques 

L’un des premiers obstacles à la reconnaissance d’un visage comme marque réside dans son interaction avec le droit à l’image. Contrairement au droit des marques, qui confère un monopole d’exploitation économique, le droit à l’image est un droit de la personnalité, visant à protéger l’intégrité et la dignité des individus. Dès lors, la question de la protection post-mortem du visage en tant que marque se pose avec acuité. 

En France, le droit à l’image s’éteint au décès de la personne, sauf dispositions spécifiques ou volonté exprimée par les héritiers[7]. À l’inverse, certains pays, comme l’Espagne ou certains États américains, permettent aux ayants droit de contrôler l’usage de l’image d’une personne même après sa mort[8]. Une telle divergence législative pourrait poser des difficultés en cas d’exploitation transfrontalière d’un visage enregistré comme marque. 

Si une marque figurative représentant un visage venait à être enregistrée, qu’adviendrait-il après le décès de la personne ? Pourrait-elle être librement utilisée ou cédée à des tiers comme un simple actif commercial, sans prise en compte de la dignité du défunt ? Ce questionnement rejoint une problématique déjà soulevée par le cas Marlene Dietrich en Allemagne, où son image a été enregistrée comme marque après sa mort, soulevant des débats éthiques sur la transformation de l’identité d’une personne en actif exploitable. 

Dans les pays où les droits de la personnalité post-mortem ne sont pas protégés, la reconnaissance d’un visage comme marque pourrait conduire à des dérives : exploitation incontrôlée par des entreprises tierces, usage détourné de l’image du défunt, ou encore conflits entre héritiers et titulaires de la marque. La balance entre la protection post-mortem et la liberté d’exploitation commerciale devra nécessairement être encadrée. 

Autre question majeure : peut-on monétiser l’exploitation d’un visage uniquement via une marque ? Si un individu décide d’enregistrer son propre visage, cela lui confère-t-il un monopole total sur son exploitation commerciale ? 

En droit des marques, l’enregistrement confère un droit exclusif sur l’usage commercial du signe pour les produits et services visés, mais cela ne signifie pas que d’autres moyens de protection ne puissent exister. La représentation d’un visage peut également être protégé par le droit d’auteur, notamment si l’image est stylisée ou fait l’objet d’une création artistique particulière. Dès lors, l’exploitation du visage pourrait être soumise à un régime hybride, où coexisteraient des droits de marque, des droits d’auteur et le droit à l’image, rendant la protection et l’exploitation plus complexes. 

Dans ce cadre, une question se pose : quels seraient les contours de la contrefaçon si un tiers utilisait un visage similaire à celui déposé en tant que marque ? Cette question est particulièrement sensible pour les célébrités, dont l’image est souvent exploitée à des fins commerciales sans leur consentement. La jurisprudence de de l’EUIPO pourrait exiger une analyse du risque de confusion, comme elle le fait pour les marques classiques, mais l’application d’un tel raisonnement à un visage humain reste une zone grise. 

L’un des défis majeurs posés par la reconnaissance d’un visage comme marque réside dans la question des variations du signe enregistré. Un visage est-il protégé sous toutes ses formes par un seul enregistrement, ou faut-il déposer plusieurs versions (clin d’œil, sourire, grimace, etc.) pour assurer une protection efficace ? 

Cette problématique n’est pas nouvelle en droit des marques. Elle se pose déjà pour des marques figuratives représentant des personnages célèbres ou des logos évolutifs. Un parallèle peut être établi avec le Colonel Sanders (KFC), Monsieur Propre ou encore le crocodile de Lacoste. 

Les marques figuratives de KFC et Monsieur Propre sont stylisées et protègent une représentation spécifique du personnage. Mais qu’advient-il si une entreprise utilise une version modifiée du personnage (par exemple, le Colonel Sanders sans lunettes ou avec un autre sourire) ? En pratique, la jurisprudence admet qu’une modification notable peut justifier un dépôt distinct, à moins que la marque initiale ne soit suffisamment distinctive pour couvrir ces variantes[9]

Le crocodile de Lacoste a fait l’objet de nombreux contentieux, notamment face à des marques utilisant un crocodile dans une posture différente. Les décisions européennes ont montré qu’une modification importante de la posture ou du design pouvait suffire à éviter la contrefaçon, à condition que le public ne soit pas trompé[10]

Ces exemples montrent que si un visage était enregistré comme marque, chaque modification de l’expression faciale pourrait nécessiter un nouveau dépôt. Ainsi, un visage enregistré souriant ne serait pas nécessairement protégé sous une forme différente (grimace, clin d’œil, regard sérieux). L’EUIPO pourrait exiger un dépôt pour chaque variante significative, ce qui poserait la question du coût et de la gestion administrative pour les titulaires de telles marques. 

Enfin, si une marque figurative représentant un visage est protégée, quelle serait l’étendue de la contrefaçon en cas de reprise avec une modification mineure ? L’utilisation d’une version légèrement altérée pourrait-elle être qualifiée d’atteinte à la marque ? La jurisprudence actuelle sur les marques figuratives montre que la reconnaissance d’une contrefaçon dépendra principalement du degré de similitude et du risque de confusion. 

Dans un monde où l’exploitation des données et des images se démultiplie sans limite, la question de la protection des visages prend une dimension nouvelle. Entre intelligence artificielle, deepfakes et avatars numériques, l’image d’une personne devient un véritable actif exploitable à grande échelle. Pourtant, la protection juridique de cette exploitation varie d’un pays à l’autre, oscillant entre la liberté commerciale et le respect des droits de l’image.

Dans ce contexte, l’enregistrement d’un visage comme marque pourrait constituer un outil stratégique, permettant d’instaurer un cadre clair et de sécuriser son usage à des fins commerciales. À l’heure où l’image peut être monétisée sous diverses formes – publicité, merchandising, représentation virtuelle –, une telle protection offrirait un monopole d’exploitation et un levier économique important.


[1] INTA, Third party observation – Johannes Hendricus Smit c/ EUIPO, p.5 

[2] Bundesgerichtshof, décision du 24 avril 2008 (I ZB 21/06), Marlene Dietrich Bildnis I.

[3] BARNA ARNOLD KESERŰ, Trademark protection for Faces ? – A comprehensive analysis on the benefits and drawbacks of trademarks and the right to facial images, Journal of Intellectual Property, Information Technology and Electronic Commerce Law (jipitec), 2024, page 88 et suivantes.

[4] EUIPO quatrième chambre de recours, 16 novembre 2017, n° R 2063/2016-4, DISPOSITIF (PHOTO) DE LA TÊTE D’UNE FEMME

[5] la quatrième chambre de recours de l’EUIPO, 19 mai 2021, n° R 378/2021-4, WEERGAVE VAN HET GEZICHT VAN EEN PERSOON

[6] CJUE, 29 avril 2004, affaires jointes C-473/01 P et C-474/01 P, Procter & Gamble/OHMI, EU:C:2004:260, point 36

[7] Article 9 Code civile ; Cour de cassation, 1re chambre civile, 31/01/2018 ; article UGGC du 04/07/2022 : Le droit à l’image des défunts

[8] En Californie, le Cal. Civ Code § 3344.1 protège les droits de publicité posthume pendant 70 ans après le décès. Ce droit, considéré comme un bien transmissible, peut être cédé, licencié ou hérité.

En Espagne, la Loi organique 1/1982 prévoit une protection posthume du droit à l’image. Conformément à son article 4.1, ces droits peuvent être exercés par la personne désignée par le défunt dans son testament.

[9] affaire Rintisch (CJUE, 25 oct. 2012, aff. C-553/11 

[10] EUIPO, Division d’Opposition, Opposition No. B 3 203 568, 31/07/2024