Le juge pénal va-t-il devenir un juge civil en cas d’appel sur les seuls intérêts civils ?
La question mérite d’être posée à la lecture de l’arrêt de la Chambre criminelle de la cour de cassation du 5 février 2014[1].
Plus que les faits jugés (des abus de confiance), la procédure suivie pour arriver jusqu’à la Chambre criminelle doit être examinée.
1. La procédure devant les juges du fond
Le Tribunal correctionnel avait prononcé la relaxe du prévenu, le renvoyant des fins de la poursuite.
Comme cela arrive régulièrement, seule la partie civile avait décidé de faire appel contre ce jugement, le Parquet décidant de ne pas former de recours.
En pareil cas, l’action publique (tenue par le Procureur de la République) est donc terminée, le jugement de relaxe devenant définitif sur l’action publique.
Seule demeurait l’action civile devant la Cour d’appel.
Statuant sur cette seule action civile par arrêt du 14 décembre 2011, la Cour d’appel de Saint Denis de la Réunion devait condamner civilement le mis en cause sur le fondement suivant :
« […] les faits soumis à l’appréciation de la cour présentent la matérialité du délit d’abus de confiance imputable à M. X… dont il est résulté pour le GRDSBR un préjudice direct et personnel dans la mesure où les travaux réalisés pour le compte personnel de M. X… l’ont été pendant le temps de travail des salariés rémunérés directement par le groupement ; »
Ce faisant, la Cour d’appel faisait application de la jurisprudence constante de la Chambre criminelle de la Cour de cassation en cas de condamnation civile du mis en cause, sur le seul appel de la partie civile.
En effet, aux termes d’une position procédurale maintes fois réaffirmée, la Cour de cassation donnait la marche à suivre aux juges du fond :
« […] si les juges du second degré, saisis du seul appel des parties civiles, ne peuvent prononcer aucune peine contre le prévenu définitivement relaxé, ils n’en sont pas moins tenus, au regard de l’action civile, de rechercher si les faits poursuivis sont constitutifs d’une infraction pénale qui engage la responsabilité de son auteur et de prononcer en conséquence sur la demande de réparation des parties civiles ; »[2]
On pouvait donc s’attendre, a priori, à un rejet pur et simple du pourvoi du mis en cause.
2. L’arrêt de la Chambre criminelle
Bien qu’ayant rejeté le pourvoi, la Chambre criminelle semble infléchir sa position en cas d’appel sur les seuls intérêts civils, par la partie civile :
« Attendu que, si c’est à tort que, pour allouer des dommages-intérêts au groupement associatif, l’arrêt retient que M. X… pouvait se voir imputer des faits présentant « la matérialité du délit d’abus de confiance », celui-ci ayant été définitivement relaxé de chef, l’arrêt n’encourt cependant pas la censure dès lors qu’il résulte de ses constatations que M. X…, en ayant eu recours, pendant leur temps de travail, à des salariés rémunérés par la partie civile, qui ne l’y avait pas autorisé, a commis une faute qui a entraîné, pour le groupement associatif, un préjudice direct et personnel ouvrant droit à réparation, pour un montant que les juges ont souverainement évalué, dans les limites des conclusions dont ils étaient saisis ;
Qu’en effet, le dommage dont la partie civile, seule appelante d’un jugement de relaxe, peut obtenir réparation de la part de la personne relaxée résulte de la faute civile démontrée à partir et dans la limite des faits objet de la poursuite ».
Le dommage dont la partie civile peut obtenir réparation résulte de la faute civile : les termes retenus par la Chambre criminelle paraissent clairs, même si cette dernière n’a pas souhaité sanctionné la Cour d’appel et se prononce donc pour l’avenir.
La faute pénale – avec des conséquences uniquement civiles – serait délaissée au profit de la faute civile, donc établie en vertu des règles du droit civil.
Le juge pénal d’appel devrait écarter sa grille de lecture pénale, les éléments constitutifs de l’infraction étant supplantés par la caractérisation d’une faute civile, de nature délictuelle, quasi-délictuelle ou contractuelle.
3. Analyse de l’arrêt
Pourquoi un tel changement de cap ?
Vraisemblablement pour répondre aux exigences de la Cour européenne des Droits de l’Homme en matière de respect de la présomption d’innocence (article 6).
La cour a en effet récemment effleuré ce point dans son arrêt Lagardère c/ France, rendu le 12 avril 2012 (n° 18851/07), dans le cas plus spécifique encore de l’action civile, devant la Cour d’appel, après le décès du mis en cause :
« 54. La Cour constate que la mise en cause civile du requérant en sa qualité d’ayant droit est la conséquence directe de ce constat de culpabilité post-mortem, préalable à la fois nécessaire et déterminant pour faire naître les obligations civiles à sa charge. Le requérant ne pouvait dès lors valablement discuter ni du bien-fondé des sommes susceptibles d’être mises à sa charge ni, du moins partiellement, de leur montant, dès lors que cela découlait nécessairement des constats faits par la cour d’appel sous le volet pénal. La Cour note d’ailleurs que la partie de l’arrêt consacrée à la mauvaise foi de J.-L. Lagardère précise le montant du bénéfice retiré par la commission du délit, tel qu’évalué par les experts pendant la procédure pénale, à savoir 94,1 millions de francs français : or il s’agit très exactement de la somme à laquelle le requérant a ensuite été condamné à payer en sa qualité d’ayant droit.
55. Aussi, tout en rappelant que le fait, pour une juridiction pénale, de statuer sur les intérêts civils de la victime est, en soi, conforme aux dispositions de l’article 6 de la Convention (Perez c. France [GC], no 47287/99, CEDH 2004-I), la Cour ne saurait admettre que les juridictions pénales appelées à juger l’action civile se prononcent pour la toute première fois sur la culpabilité pénale d’un prévenu décédé ».
Plus proche de l’espèce jugée par la Chambre criminelle le 5 février 2014, la Cour européenne des Droits de l’Homme avait ainsi statué, le 11 février 2003, dans l’affaire Y. c/ Norvège (n° 56568/00) :
« […] la Cour observe que si les conditions gouvernant la responsabilité civile pouvaient à certains égards, en fonction des circonstances, recouper celles régissant la responsabilité pénale, la demande civile n’en devait pas moins être instruite sur la base des principes propres au droit de la responsabilité civile. L’issue de la procédure pénale n’était pas décisive pour la question de la réparation. La victime avait le droit de solliciter une indemnisation indépendamment du point de savoir si le défendeur avait été condamné ou, comme en l’occurrence, acquitté, et la question de la réparation devait faire l’objet d’une analyse juridique distincte, fondée sur des critères et des exigences en matière de preuve différant sur plusieurs points importants de ceux applicables dans le domaine de la responsabilité pénale.
Pour la Cour, le fait qu’un acte pouvant donner lieu à une demande d’indemnisation en vertu du droit de la responsabilité civile réunit également les éléments constitutifs objectifs d’une infraction pénale ne représente pas, nonobstant la gravité de l’acte en question, un motif suffisant de considérer que la personne présentée comme en étant responsable dans le cadre de l’affaire civile est « accusée d’une infraction ». Le fait que les éléments de preuve soumis lors du procès pénal soient utilisés pour la détermination des conséquences de l’acte dans le domaine civil ne justifie pas davantage pareille conclusion ».
Il semble clair, pour la Cour de Strasbourg, que la seule action civile, fût-elle jugée par le juge pénal, ne peut être tranchée en tirant des conclusions pénales sur la culpabilité d’une personne présumée innocente, même sans en déduire des conséquences pratiques.
Or, tel était la position de la Chambre criminelle de la cour de cassation jusqu’à présent (au demeurant compréhensible dans la mesure où la compétence du juge pénal, pour statuer sur l’action civile, est en principe déterminée par l’existence d’une infraction).
L’arrêt du 5 février 2014 pourrait remettre profondément en cause, s’il était confirmé, cette mécanique intellectuelle consistant, pour le juge pénal saisi en appel par la seule partie civile, à rechercher l’existence de l’infraction avant d’en tirer des conséquences sur le terrain civil uniquement.
Il est évident qu’une telle démarche revenait à remettre en cause la relaxe intervenue en première instance.
La réponse à la question évoquée dans le titre de l’article risque donc d’être positive dans les temps à venir : exit le code pénal et bienvenue au code civil !
Il est même permis d’élargir encore le débat au juge de première instance : ne devrait-il pas lui aussi examiner la faute civile du mis en cause en cas de relaxe afin que l’action civile suive son cours[3] ? En d’autres termes, les actions civiles et pénales tendent-elles à devenir des procédures parallèles, devant le juge pénal, régies chacune par des règles différentes ?
Après tout, la jurisprudence du 5 février 2014 revient à faire perdre un degré de juridiction à la partie civile, sur l’examen du bien-fondé de son action au regard des règles du droit civil, moins exigeantes que les règles pénales en terme de rapport de la preuve de la faute.
Un nouveau débat en perspective devant les juges du fond…
[1] n° 12-80.154, publié au Bulletin.
[2] Cass. crim. 1er juin 2010, n° 09-87.159 Bull. crim. n° 96.
Dans le même sens, voir Cass. Crim. 27 mai 1999, Bull. crim. n° 109 ; Cass. Crim. 18 janv. 2005, n° 04-85.078, Bull. crim. n° 18 ; Cass. Crim. 18 déc. 2012, n° 12-81.268.
[3] Aujourd’hui, seules les infractions non-intentionnelles peuvent faire l’objet d’une telle procédure, prévue par l’article 470-1 du Code de procédure pénale.