L’action en contrefaçon intentée par le licencié de marques et dessins et modèles communautaires n’est plus subordonnée à l’inscription de sa licence
Par Elisabeth Logeais et Florent Mattern
CJUE, 22 juin 2016, C-419/15, Thomas Philipps c/ Grüne Welle Vertriebs
CJUE, 4 février 2016, C-163/15, Youssef Hassan c/ Breiding Vertriebsgesellschaft mbH
1. L’essentiel :
Dans deux arrêts rapprochés du 4 février et du 22 juin 2016, la Cour de Justice de L’Union Européenne dit respectivement pour droit que le licencié peut agir en contrefaçon de la marque ou du dessin ou du modèle communautaire enregistré faisant l’objet d’une licence bien que cette dernière n’ait pas été inscrite au registre concerné.
Dans la seconde décision, la Cour précise que le licencié engagé dans une action en contrefaçon de dessin et modèle peut réclamer la réparation du préjudice qui lui est propre.
2. Motivation de la Cour :
Avec ces deux arrêts rendus sur questions préjudicielles, la Cour de Justice développe une jurisprudence novatrice sur la portée des effets de l’inscription d’une licence. Le raisonnement étant similaire dans les deux cas, nous nous attacherons à celui retenu dans la décision la plus récente du 22 juin 2016
Saisie d’une action en contrefaçon initiée par un licencié de dessin ou modèle dont la licence n’est pas inscrite au registre de l’EUIPO, la juridiction de Düsseldorf demande à la Cour de Justice si l’article 33 du RCD § 2 empêche « le preneur de licence qui n’est pas inscrit dans le Registre des dessins ou modèles communautaires d’agir en contrefaçon d’un dessin ou modèle communautaire»?
La Cour de Justice répond par la négative : si la lecture isolée de cet article 33 §.2 conduit à l’irrecevabilité de l’action en contrefaçon du licencié dont la licence n’est pas inscrite au registre, la lecture des autres articles du texte européen et les objectifs poursuivis par celui-ci conduisent à la solution inverse.
1) La Cour procède à une interprétation poussée de cet article en tenant compte de son contexte et des objectifs poursuivis.
D’une part, la Cour de Justice analyse l’article 33 §.2 à l’aune d’articles connexes (à savoir 28, 32. §3 et 33 §. 3) afin de révéler son objet et de dépasser la lettre de ce texte.
La Cour constate ainsi que l’article 33 figure avec ces autres articles dans le Titre III du règlement « Des dessins et modèles communautaires comme objets de propriété » et que l’ensemble de ces articles 28, 29 et 32 ont pour objet ou pour effet de créer ou de transférer des droits sur le dessin ou le modèle.
De ces articles lus ensemble, la Cour déduit que les § 2 et 3 de l’article 33 ont « pour objet de régir l’opposabilité des actes juridiques [de transfert, de constitution d’un droit réel ou de licence] à l’égard des tiers qui ont ou qui sont susceptibles d’avoir des droits sur le dessin ou modèle communautaire enregistré» (pt. 19). Autrement dit, un acte juridique non-inscrit n’est opposable qu’aux personnes qui revendiquent un droit sur le dessin ou modèle (que ce soit un droit de propriété, une sûreté réelle ou une licence).
D’autre part, la Cour de Justice confirme cette approche par une lecture du texte selon ses objectifs. Pour la Cour, l’article 33 §.2 a pour finalité de « protéger celui qui a ou qui est susceptible d’avoir des droits sur un dessin ou sur un modèle communautaire en tant qu’objet de propriété … » et « ne s’applique pas à une situation telle que celle au principal dans laquelle le titulaire de la licence fait grief à un tiers d’avoir, en contrefaisant le dessin ou modèle, violé les droits conférés par le dessin ou modèle communautaire enregistré » (pt. 24).
Ainsi les contrefacteurs potentiels, ne sauraient invoquer à leur bénéfice l’inopposabilité de contrats de licence de marques ou de dessins et modèles qui n’ont pas donné lieu à une inscription auprès du registre concerné.
Partant, le défaut d’inscription de la licence n’ayant pas d’effet à l’égard du contrefacteur, celui-ci ne peut constituer un obstacle à la recevabilité de l’action en contrefaçon du licencié.
2) La Cour précise par ailleurs les possibilités d’action offertes au licencié pour sanctionner la contrefaçon.
Pour rappel, un licencié est recevable à agir au côté du titulaire de la marque ou du dessin et modèle communautaire qui a engagé une action en contrefaçon. Si le titulaire ne veut pas agir, le licencié peut agir lui-même en contrefaçon avec le consentement du titulaire.
La question posée portait sur la faculté pour le licencié agissant en contrefaçon d’obtenir réparation du préjudice qui lui est propre.
La Cour répond en rappelant les voies ouvertes au licencié qui peut agir :
– Soit par voie d’intervention, c’est-à-dire en se joignant à l’instance en contrefaçon engagée par le titulaire du dessin ou du modèle (art.32 §4), en précisant que c’est la seule voie ouverte au licencié non-exclusif qui n’obtient pas l’accord du titulaire du droit pour agir par voie d’action.
– Soit par voie d’action – c’est-à-dire lorsque le licencié est à l’initiative de la demande –, sous réserve d’avoir recueilli le consentement du titulaire du dessin ou modèle ou, en cas de licence exclusive, après mise en demeure de ce titulaire si celui-ci n’agit pas lui-même en contrefaçon dans le délai approprié. (art.32 §3 RCD)
La Cour de Justice précise que quelle que soit la voie d’action utilisée, le licencié peut demander la réparation du préjudice qui lui est propre.
3. Observations :
L’arrêt de la Cour de Justice est audacieux à plus d’un titre.
La Cour s’éloigne en effet de la lettre du texte de l’art.33 §2, et distingue entre les « tiers » selon qu’ils revendiquent ou non un droit sur le dessin ou modèle en tant qu’objet de propriété.
Ainsi, seul le tiers présumé de bonne foi, c’est à dire celui qui acquiert des droits sur un titre sans avoir connaissance d’éventuelles cessions, sûretés réelles ou licences antérieurement conclues sur celui-ci, est protégé contre les actes juridiques dont il n’a pas connaissance. Dans cette situation, le tiers de bonne foi ne peut se voir opposer ces actes (cessions et licences) non publiés.
Ce régime visant la protection du tiers de bonne foi, le contrefacteur allégué en est par conséquent exclu.
L’opposabilité voit ainsi son régime différencié selon la nature des actes effectués par des tiers se rapportant à la propriété ou à l’utilisation des marques ou dessins et modèles communautaires. On s’éloigne ainsi de la philosophie générale de la propriété industrielle, où les dépôts, inscriptions et publicités auprès des offices d’enregistrement conditionnent la constitution et l’exercice de droits.
Par ailleurs, la présente solution se confronte à celle retenue en droit français selon laquelle le licencié est irrecevable à agir en contrefaçon lorsque sa licence n’est pas inscrite. Cela étant, l’art. 126 du Code de procédure civile permet au licencié de régulariser sa situation en cours de procédure en inscrivant sa licence après l’introduction de l’action . Cette approche ménage un régime de l’opposabilité à la fois homogène et flexible puisque la régularisation est possible dans le cadre d’un contentieux.
Si l’approche retenue par la CJUE concernant les marques et dessins et modèles communautaires semble suivie et a même été anticipée par la Cour d’appel de Paris pour les dessins et modèles communautaires , il est moins sûr que l’approche concernant les titres nationaux soit également alignée sur l’interprétation et la direction données par la CJUE. C’est une question qui devrait du moins être abordée à l’occasion de la transposition de la directive européenne UE 2015/2436 rapprochant les législations des Etats membres sur les marques.
[1] Article 33, « Opposabilité aux tiers » :
« 1. L’opposabilité aux tiers des actes juridiques visés aux articles 28, 29, 30 et 32 est régie par la législation de l’État membre déterminé conformément à l’article 27.*
2. Pour les dessins ou modèles communautaires enregistrés, les actes juridiques visés aux articles 28, 29 et 32 ne sont opposables aux tiers, dans tous les États membres, qu’après leur inscription au registre. Toutefois, avant son inscription, un tel acte est opposable aux tiers qui ont acquis des droits sur le dessin ou modèle communautaire enregistré après la date de cet acte, mais qui avaient connaissance de celui-ci lors de l’acquisition de ces droits.
3. Le paragraphe 2 n’est pas applicable à l’égard d’une personne qui acquiert le dessin ou modèle communautaire enregistré ou un droit sur le dessin ou modèle communautaire enregistré par transfert de l’entreprise dans sa totalité ou par toute autre succession à titre universel.
(…) »
[2] Com., 18 février 2004, n° 02-16703 ; voir également, CA Paris, 11 juin 2010, RG n° 09/14805.
[3] CA Paris, 28 juin 2016, RG n° 14/17051, William Mark Corporation et China Industries Ltd c/ Saint Rambert Dis, Socapdis et Selcodis. L’arrêt transpose à une licence de dessins et modèles communautaires, l’analyse retenue par la CJUE dans sa décision susvisée du 4 février sur l’opposabilité des licences de marques communautaires