« La cour de cassation entre loyauté et vérité » (Commentaire des arrêts rendus le 31 janvier 2012 par la Chambre commerciale et par la Chambre criminelle de la Cour de cassation)

04/06/2012

Le 31 janvier 2012, deux formations distinctes de la Cour de cassation ont apporté deux réponses radicalement antagonistes à la question de savoir s’il est possible de fonder une enquête étatique sur des documents obtenus de façon illicite.

Alors que la Chambre commerciale a refusé d’admettre la légalité de perquisitions réalisées par l’administration fiscale sur la base d’une liste de fichiers volés en Suisse au préjudice de la banque HSBC, la Chambre criminelle a, de son côté, accepté que soit versée au dossier pénal la transcription d’enregistrements téléphoniques clandestins réalisés par le maître d’hôtel de Liliane Bettencourt.

Pour la première, le seul fait que les pièces aient été obtenues de façon illicite viciait toute la procédure fiscale s’y référant, peu important que l’administration en ait eu connaissance par le biais du Parquet ou par une autre voie.

Pour la seconde, au contraire, les enregistrements constituaient des moyens de preuve susceptibles d’être retenus dès lors qu’ils étaient soumis au débat contradictoire des parties, en dépit de leur origine frauduleuse – les faits reprochés au maître d’hôtel étant suspecté de constituer tout à la fois une atteinte à la vie privée et une violation du secret des correspondances, délits passibles de poursuites pénales -.

La contrariété des deux décisions est encore plus flagrante si l’on se souvient que, dans un arrêt du 6 octobre dernier, la première Chambre civile de la Cour de cassation statuant dans le cadre du litige opposant Madame Bettencourt à deux périodiques, avait estimé que l’atteinte à l’intimité de la vie privée que constituait la publication des désormais fameuses transcriptions ne pouvait pas être justifiée par les nécessités de la légitime information du public.

Traduction concrète de cette confusion et ironie de l’histoire : le même juge d’instruction bordelais qui a mis en examen différentes personnes dont Monsieur Eric Woerth en se fondant précisément sur l’arrêt de la chambre criminelle du 31 janvier dernier en ce qu’il avait confirmé la possibilité d’utiliser les enregistrements dans le cadre d’un dossier pénal, s’apprête semble-t-il à poursuivre pour « atteinte à l’intimité de la vie privée » les périodiques qui ont publié des transcriptions de ces mêmes enregistrements.

Comment comprendre cette apparente opposition interne à la Cour de cassation ?

La question de l’admissibilité des preuves est régie par référence à deux modèles principaux : le modèle accusatoire qui prévaut dans le cadre de la procédure civile et le modèle inquisitoire qui inspire la procédure pénale.

Tandis que le principe de la légalité des preuves (article 9 du Code de procédure civile : « il incombe à chacun de prouver conformément à la loi ») s’impose au juge civil, les juridictions répressives admettent le système de la preuve morale où domine l’intime conviction du juge

(article 427 du Code de procédure pénale : « les infractions peuvent être établies par tout mode de preuve et le juge décide d’après son intime conviction »).

Les fondements de ces deux régimes sont connus : tandis que le juge civil peut camper sur une position d’arbitre établissant une vérité judiciaire en fonction des éléments qui lui sont rapportés par les plaideurs et se montrer sourcilleux sur les moyens employés, le juge pénal doit tenir compte de la « demande sociale » qui lui impose tout à la fois de ne pas condamner des innocents et de réprimer les infractions portant atteinte à l’ordre public.
La nécessité « de rechercher la vérité » peut ainsi conduire ce dernier à être moins légaliste sur l’origine des moyens de preuve qui lui sont soumis.

Même obtenue de façon illicite ou déloyale – en réservant cependant l’hypothèse d’une provocation émanant d’un agent public dans le but de faire commettre une infraction à l’auteur -, une preuve ne peut, pour les juridictions répressives, être déclarée irrecevable et/ou fonder une nullité de procédure si elle a pu être discutée contradictoirement par les parties devant le juge pénal.
Le raisonnement du juge répressif aboutit toutefois à un paradoxe : plus le risque judiciaire sera important, plus les sanctions encourues seront lourdes – la privation de liberté, l’opprobre attachée à une condamnation infâmante – et moins le principe du procès équitable – incluant celui de loyauté de la preuve – serait respecté.

S’il est indispensable de tout mettre en œuvre pour éviter la condamnation des innocents, jusqu’à quel point peut-on accepter de condamner des coupables sur la base d’une procédure déloyale ?
Le débat s’élargit et touche alors aux limites qu’il est nécessaire de fixer au souci de la vérité et de l’ordre public pour sauvegarder la liberté : jusqu’où la volonté de punir justifie t’elle le pouvoir de surveiller ?

Par ailleurs et en pratique, ne peut-on pas redouter, d’un point de vue de politique juridique, un usage excessif à la procédure pénale de la part des autorités publiques -Administration fiscale, Autorité de la concurrence ou Autorité des Marchés Financiers- qui pourraient être tentées de recourir systématiquement à la voie pénale pour rendre valides des preuves obtenues par des moyens irréguliers ?
La Haute juridiction a décidé en effet que les règles de la procédure civile – et notamment le principe de la preuve légale – s’appliquaient en matière de concurrence. Sur ce fondement, la Cour de cassation a donc censuré les magistrats de la Cour d’appel de Paris lesquels avaient estimé que le caractère para-pénal de la procédure de concurrence, la logique répressive qui la sous-tend justifiaient d’appliquer la règle de liberté de la preuve édictée par la chambre criminelle.

Article co-écrit par Jean-Baptiste Schroeder et Cyrille Mayoux