Contentieux des ordonnances de l’article 38 de la Constitution : le Conseil d’Etat précise le mode d’emploi
Par deux décisions de mai et juillet 2020, le Conseil constitutionnel avait reconnu aux dispositions des ordonnances de l’article 38 de la Constitution intervenant dans le domaine de la loi une valeur législative à compter de l’expiration du délai d’habilitation. Dans une décision du 16 décembre 2020, l’Assemblée du contentieux du Conseil d’Etat en tire les conséquences sur l’office du juge saisi de la validité des ordonnances par voie d’action ou d’exception. Aperçu rapide de ce mode d’emploi à l’usage des requérants.
1. Les ordonnances de l’article 38 de la Constitution
L’article 38 de la Constitution permet au Gouvernement de demander au Parlement l’autorisation de prendre par ordonnances, pendant un délai limité, des mesures qui sont normalement du domaine de la loi.
Ce procédé est strictement encadré par la Constitution. Le Parlement doit d’abord voter une loi d’habilitation, fixant précisément la finalité de l’autorisation accordée et le domaine dans lequel les ordonnances pourront intervenir, ainsi que le délai de l’habilitation. Les ordonnances deviennent caduques si un projet de loi de ratification n’est pas déposé devant le Parlement avant l’expiration du délai fixé par la loi d’habilitation. En outre, depuis la réforme constitutionnelle de 2008[1], la ratification des ordonnances par le Parlement, qui leur confère rétroactivement valeur pleinement législative, ne peut être qu’expresse[2]. Enfin, à l’expiration du délai d’habilitation, les dispositions des ordonnances relevant du domaine de la loi ne peuvent plus être modifiées que par le législateur.
2. Le régime contentieux des ordonnances avant le revirement du Conseil constitutionnel
Permettant au Gouvernement de réglementer exceptionnellement en matière législative, les ordonnances présentent, avant leur ratification par le Parlement, une nature hybride, qui se traduit, au plan de leur contestation contentieuse, de deux principales façons.
D’une part, les normes supérieures que doivent respecter les ordonnances ne se limitent pas, comme c’est le cas pour la loi, à la Constitution et aux engagements internationaux de la France ayant un effet direct, mais incluent en outre les termes de la loi d’habilitation, et, lorsque celle-ci n’induit pas d’y déroger, les principes généraux du droit.
D’autre part, comme tout acte administratif réglementaire, les ordonnances peuvent être contestées:
– soit, par voie d’action, dans le cadre d’un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État pouvant le conduire à en prononcer l’annulation ;
– soit, par voie d’exception à l’occasion d’une instance à laquelle les dispositions d’une ordonnance sont applicables, devant les juridictions administratives, le Tribunal des conflits,[3] les juridictions pénales[4] et, sous réserve le cas échéant d’une question préjudicielle au juge administratif, devant les juridictions civiles[5], la juridiction saisie pouvant alors être conduite à écarter leur application.
En revanche, jusqu’à récemment, n’étant pas regardées, avant leur ratification, comme des « dispositions législatives », les ordonnances ne pouvaient faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) devant le Conseil constitutionnel[6]. Seule leur ratification par le Parlement leur conférait cette qualité, ouvrant alors la porte à une telle question, mais fermant celle du recours pour excès de pouvoir[7], et limitant aux engagements internationaux de la France d’effet direct les autres moyens invocables par voie d’exception.
3. Le revirement du Conseil constitutionnel et la décision du Conseil d’État
Par deux décisions successives rendues en mai et juillet 2020[8], le Conseil constitutionnel a reviré sa jurisprudence sur ce dernier point, semblant remettre en cause l’équilibre du régime contentieux précité. Il a en effet jugé que, dès l’expiration du délai d’habilitation[9], et malgré l’absence de ratification, les dispositions des ordonnances relevant du domaine de la loi doivent être regardées comme des « dispositions législatives » au sens de l’article 61-1 de la Constitution, dont la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit ne peut être contestée que par une QPC[10].
Cette nouvelle jurisprudence constitutionnelle a ouvert une période d’incertitude quant au régime désormais applicable à la contestation des ordonnances non ratifiées. Dans une décision du 16 décembre 2020, l’Assemblée du contentieux du Conseil d’État s’est donc employée à tracer les contours de ce nouveau régime contentieux[11].
Voici les principaux enseignements qui peuvent en être tirés sur la manière de les contester devant le juge.
4. Éléments de continuité du régime contentieux des ordonnances
En premier lieu, aux deux extrémités du processus allant de la signature des ordonnances jusqu’à leur ratification, le contrôle juridictionnel demeure le même. D’une part, avant l’expiration du délai d’habilitation, le régime contentieux reste celui exposé ci-dessus (cf. supra n°2)[12]. D’autre part, leur ratification par le Parlement produira toujours les mêmes effets[13].
L’évolution concerne donc uniquement l’étape intermédiaire – qui peut en pratique durer plusieurs années si, comme cela arrive souvent, le Parlement n’examine pas le projet de loi de ratification déposé devant lui par le Gouvernement afin d’éviter la caducité – : celle des ordonnances non ratifiées, après l’expiration du délai d’habilitation.
En second lieu, et dans ce cadre, les normes supérieures au respect desquelles sont soumises les ordonnances restent les mêmes : les règles et principes de valeur constitutionnelle, les engagements internationaux de la France d’effet direct, les termes de la loi d’habilitation, et, lorsque celle-ci n’induit pas d’y déroger, les principes généraux du droit[14].
5. La scission de l’examen des moyens de constitutionnalité
C’est donc uniquement la juridiction compétente pour s’assurer du respect de ces normes supérieures qui se trouve modifiée, l’examen du respect de règles et principes constitutionnel étant désormais scindé entre deux juridictions.
Sur ce point, dans sa décision du 16 décembre 2020, le Conseil d’État s’est attaché à tirer « toutes les conséquences, mais rien que les conséquences »[15] du revirement du Conseil constitutionnel. Ainsi, désormais :
– à compter de l’expiration du délai d’habilitation, la conformité des dispositions des ordonnances non ratifiées, relevant du domaine de la loi aux droits et libertés que la Constitution garantit ne peut être contestée que par la voie d’une QPC, ce qui implique notamment pour le demandeur de présenter son argumentation dans un mémoire distinct ;
– en revanche, le juge ordinaire peut toujours connaître, par voie d’action ou par voie d’exception, de tous les autres motifs de contestation des dispositions de l’ordonnance.
Ces autres motifs incluent notamment, le Conseil d’État prend le soin de le préciser[16], les autres règles de valeur constitutionnelle que les droits et libertés que la Constitution garantit – seuls invocables dans le cadre d’une QPC -, ce qui vise notamment les objectifs à valeur constitutionnelle[17] et l’incompétence négative du législateur délégué (c’est-à-dire en résumé le fait, pour un Gouvernement trop pressé pour être précis, de ne pas en dire assez dans une ordonnance dans un domaine relevant de la loi).
Il s’agit là d’un point important car le revirement du Conseil constitutionnel laissait craindre que le champ des principes constitutionnels invocables contre les dispositions des ordonnances relevant du domaine de la loi se limitent désormais à ceux invocables en QPC.
Le Conseil d’État conforte ainsi la possibilité de soulever l’incompétence négative dite « sèche »[18] du législateur délégué, sans qu’il soit besoin de démontrer, comme dans le cadre d’une QPC, qu’elle affecte, par elle-même, un droit ou une liberté que la Constitution garantit. Cela n’a rien d’anodin car les annulations pour ce motif ne sont pas rares[19].
6. Conséquences sur l’office du juge saisi de l’ordonnance par voie d’action ou par voie d’exception
Ceci posé, il ne restait plus au Conseil d’État qu’à préciser les autres conséquences, sur l’office des juridictions ordinaires, de cette dualité de compétences juridictionnelles. Il apporte à cet égard trois précisions importantes.
La première, applicable tant par voie d’action que par voie d’exception, résulte du constat de ce que les normes supérieures que doivent respecter les ordonnances – et plus précisément, la Constitution, les engagements internationaux de la France[20] et les principes généraux du droit – recèlent souvent des principes voisins. Désormais, faute pour le requérant de préciser la source du principe qu’il invoque contre les dispositions de l’ordonnance, il appartiendra au juge « d’opérer son contrôle au regard de la norme de référence la plus conforme à l’argumentation dont il est saisi et à la forme de sa présentation ».
La deuxième, propre à l’office du Conseil d’État saisi par voie d’action d’un recours pour excès de pouvoir contre une ordonnance, tire profit d’un angle mort dans les textes applicables à la QPC. Les articles 23-2 et 23-5 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel précisent en effet que lorsqu’elle est saisie de moyens contestant la conformité d’une disposition législative, d’une part, aux droits et libertés garantis par la Constitution et, d’autre part, aux engagements internationaux de la France, la juridiction saisie doit se prononcer par priorité sur la transmission de la question de constitutionnalité.
Conçues pour des dispositions législatives votées par le Parlement, pour lesquelles les deux catégories précitées de moyens épuisent les normes invocables, cette règle de priorité n’évoque pas les autres normes qui peuvent être invoquées à l’encontre des ordonnances (cf. supra n°2).
C’est ce qui permet au Conseil d’État de se ménager la possibilité, après l’expiration du délai d’habilitation et alors même qu’une QPC aurait été soulevée, d’annuler l’ordonnance sans avoir à se prononcer sur le renvoi de la QPC (et donc avant la fin du délai de trois mois qui lui est imparti pour le faire), « si un motif autre que la méconnaissance des droits et libertés garantis par la Constitution ou les engagements internationaux de la France est de nature à fonder cette annulation et que l’intérêt d’une bonne administration de la justice commande qu’il ne soit pas sursis à statuer »[21].
La troisième précision, elle aussi propre à son office lorsqu’il est saisi par voie d’action d’une ordonnance, résulte du fait qu’une éventuelle déclaration d’inconstitutionnalité, par le Conseil constitutionnel, d’une disposition de ladite ordonnance n’épuisera pas nécessairement le débat contentieux devant lui.
Certes, le Conseil d’État devra tirer les conséquences, sur le sort de la requête, de la décision du Conseil constitutionnel – et notamment prononcer un non-lieu à concurrence des dispositions abrogées par ce dernier -, mais il lui faudra encore prendre une décision sur le surplus des conclusions « en fonction du bien-fondé des moyens autres que ceux tirés de la méconnaissance des droits et libertés garantis par la Constitution »[22].
7. Au total, la décision du Conseil d’État préserve manifestement le droit au recours contre les ordonnances, en confortant toutes les voies de contestation et en évitant toute restriction des moyens invocables.
Elle tente également de limiter la complexité qui peut désormais résulter, pour les requérants, de l’intervention du Conseil constitutionnel dans la contestation des ordonnances, sans totalement y parvenir, non seulement parce que cette intervention résulte d’un changement partiel de la nature des ordonnances du fait de l’expiration, souvent en cours d’instance, du délai d’habilitation –changement qu’il convient d’anticiper -, mais également parce que le champ de cette intervention suppose de distinguer ce qui relève ou non du domaine de la loi au sein de l’ordonnance contestée – exercice parfois délicat.
Il s’agit toutefois des conséquences du revirement soudain du Conseil constitutionnel, que le Conseil d’État ne pouvait surmonter sans s’opposer trop frontalement à son voisin du Palais Royal.
[1] Loi constitutionnelle n° 2008-724 du 23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République.
[2] La jurisprudence admettait auparavant des ratifications implicites.
[3] V. TC 20 octobre 1997, Albert c. CPAM de l’Aude, n°3032.
[4] Sur le fondement de l’article 111-5 du code pénal, selon lequel : « Les juridictions pénales sont compétentes pour interpréter les actes administratifs, réglementaires ou individuels et pour en apprécier la légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis ».
[5] TC, 17 octobre 2011, SCEA du Cheneau, n°3828 ; Cass. soc., 10 juin 2003, 01-41.051 01-41.189.
[6] CC, 14 octobre 2011, Association France Nature Environnement, n°2011-183/184 QPC.
[7] CE, 13 juin 2018, Conseil national de l’ordre des infirmiers, req. n° 408325
[8] CC, 28 mai 2020, n°2020-843 QPC ; CC, 3 juillet 2020, n°2020-851/852.
[9] Sous réserve, bien entendu que dans ce délai, le dépôt d’un projet de loi de ratification empêche leur caducité.
[10] Cette décision se fonde, de manière assez peu convaincante, sur le dernier alinéa de l’article 38 de la Constitution, selon lequel : « A l’expiration du délai mentionné au premier alinéa du présent article, les ordonnances ne peuvent plus être modifiées que par la loi dans les matières qui sont du domaine législatif. ».
[11] CE, Ass., 16 décembre 2020, Fédération CFDT Finances, req. n°440258. V. déjà, sur la permanence d’une action directe contre les ordonnances non ratifiée au-delà du délai d’habilitation : CE, 1er juillet 2020, conseil national de l’Ordre des architectes, req. n°429132 ; et, sur la recevabilité d’une QPC une fois le délai d’habilitation expiré : CE, 28 septembre 2020, M. X., req. n° 441059.
[12] Voir la décision du Conseil d’État du 16 décembre 2020, considérant n° 5.
[13] Voir la décision du Conseil d’État du 16 décembre 2020, considérant n° 12.
[14] Voir le considérant n°5 de la décision du Conseil d’État.
[15] Conclusions de Vincent Villette sur la décision du Conseil d’État du 16 décembre 2020.
[16] Considérant n°8.
[17] Tel que par exemple l’accessibilité et l’intelligibilité de la loi.
[18] C’est-à-dire dans être corrélée à la violation d’un droit ou d’une liberté garantis par la Constitution.
[19] V. notamment CE. Ass., 7 juillet 2006, France Nature Environnement, req. n°283178 ; CE, 10 mai 2017, SEITA, 401632. V. également, par voie d’exception : CE, Ass., 3 juillet 1998, Syndicat des médecins de l’Ain, req. n°188004.
[20] On songe notamment à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et aux Traités sur l’Union européenne (en ce compris la Charte des droits fondamentaux) et sur le Fonctionnement de l’Union européenne.
[21] Considérant n°10.
[22] Considérant n°10.