Affaire Warhol – Goldsmith : une analyse en droit comparé
En mai 2023, la Cour suprême des Etats-Unis a jugé qu’un portrait du chanteur Prince, issu d’une sérigraphie réalisée par Andy Warhol, constituait une atteinte aux droits d’auteur de la photographe Lynn Goldsmith, qui avait capturé le portrait de Prince ayant servi d’inspiration à l’œuvre seconde de Warhol.
Quarante ans en arrière
La source de ce litige remonte aux années 80, lorsque Goldsmith donna licence au magazine Vanity Fair pour utiliser l’un de ses portraits de Prince comme base pour une illustration par un autre artiste anonyme, utilisation limitée à une seule et unique publication. Warhol, en charge de l’illustration, réalisa alors la version « violette » du portrait, qui fut publiée dans le magazine.
Sauf que l’utilisation se poursuivit, si bien que Warhol réalisa au total 15 autres œuvres dérivées, parmi lesquelles la déclinaison du portrait en différentes couleurs.
Au décès brutal de Prince en 2016, Vanity Fair décida de lui rendre hommage publiant en couverture la version « orange » de son portrait revisité par Warhol, moyennant le versement de 10,000 dollars à la Fondation Warhol, titulaire des droits sur les œuvres de l’artiste depuis sa mort.
(Vanity) fair use
La Fondation Warhol ne contestant pas la substantielle similitude entre la photographie de Goldsmith et la sérigraphie Prince, la décision de la Haute Juridiction se fonde sur l’analyse de la notion de « fair use » (l’utilisation « raisonnable » ou « équitable » selon les traductions), adoptée par les pays de Common law.
Tandis qu’en France, les exceptions au droit d’auteur sont limitativement définies à l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle, le droit américain laisse aux juges le soin s’apprécier si l’usage d’un droit d’auteur sans autorisation est raisonnable ou non, sur la base de critères relativement larges et non limitatifs :
« Pour déterminer si l’usage particulier qui serait fait d’une œuvre constitue un usage loyal, les éléments à considérer comprendront : 1) L’objectif et la nature de l’usage, notamment s’il est de nature commerciale ou éducative et sans but lucratif ; 2) la nature de l’œuvre protégée ; 3) la quantité et l’importance de la partie utilisée en rapport à l’ensemble de l’œuvre protégée ; 4) les conséquences de cet usage sur le marché potentiel ou sur la valeur de l’œuvre protégée. »
U.S Code Titre 17§107
Saisie uniquement de l’analyse du premier critère, la Cour suprême retient que la photographie de 1981 et la sérigraphie orange partagent la même finalité, et que leur usage est de nature commerciale. En effet, l’une des utilisations traditionnelles d’une photographie d’une célébrité est, selon la Cour, d’accompagner des articles dédiés à cette célébrité.
La preuve en est que la Fondation Warhol a bel et bien accordé une licence à Vanity Fair en 2016 pour la publication de la sérigraphie orange, tout comme Goldsmith pour d’autres magazines ayant utilisé ses photographies pour illustrer la mort du chanteur. On notera à cet égard une sorte de superposition avec le quatrième critère du fair use dans le raisonnement.
En d’autres termes, une même utilisation d’une œuvre protégée pourrait, selon sa finalité, relever ou non de l’usage raisonnable à l’examen du premier critère. A cet égard, la Cour souligne que seule l’utilisation de la sérigraphie orange est ici en cause : l’objet de la décision n’est donc pas d’apprécier la licéité de la création ou de la vente des sérigraphies de Warhol.
Se pose alors la question de l’articulation des notions d’œuvres dérivées et d’œuvres transformatrices.
Comme en droit français, le droit américain pose le principe que l’auteur d’une œuvre originale dispose de tous les droits exclusifs s’agissant des œuvres dérivées qui en découleraient.
Toutefois, la notion de fair use permet, dans certains cas, de contourner ce principe en considérant comme raisonnables les utilisations transformatrices qui ajoute quelque chose de nouveau, comme une signification ou un but différents, de sorte que la seconde œuvre ne se substitue pas à la première.
Il avait pu être jugé que l’œuvre de Warhol reproduisant les soupes Campbell’s, dont le logo est protégé par le droit d’auteur, relevait de l’usage raisonnable en ce que (i) la protection du logo d’une marque est de faire de la publicité pour ses produits et (ii) l’œuvre Campbell’s de Warhol visait à émettre une critique artistique sur le consumérisme, donnant au logo protégé un nouveau sens ou message.
La présente décision de la Cour suprême se veut ainsi protectrice de la notion d’œuvre dérivée et des droits conférés aux auteurs d’une œuvre première, en ce qu’une interprétation trop large et subjective de l’utilisation transformatrice réduirait comme peau de chagrin ces droits. La majorité retient à cet égard que la Fondation Warhol n’apporte pas une justification suffisante à l’usage de la photographie de Goldsmith au regard du but ou de la signification de la sérigraphie.
Elle rappelle également que l’utilisation transformatrice est l’un des facteurs à prendre en compte lors de l’analyse de l’usage raisonnable, mais certainement pas le seul : tout est ici question de degré.
Analyse en droit comparé
La doctrine française s’interroge également sur le statut de l’œuvre transformatrice, notamment en cas de conflits entre la liberté d’expression (et, partant, de création), et le droit d’auteur.
L’article L. 113-2 du Code de la propriété intellectuelle définit l’œuvre dérivée comme « l’œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière ».
La « méthode » Warhol est un cas d’école : la jurisprudence française considère sans difficulté que l’ajout, sur la reproduction d’une photographie, de dessins, constitue une œuvre dérivée (CA Paris, pôle 5, ch. 1, 13 janv. 2010, Moerman et Galerie Gokelaer et Janssen c/ Sarl l’Office et Issermann).
Le régime de l’œuvre dérivée est simple : son auteur est lui-même investi des droits d’auteur sur celle-ci, sous réserve de respecter les droits d’auteur de l’œuvre préexistante (Article L. 113-4 du Code de la propriété intellectuelle).
Dès lors, l’auteur de l’œuvre première doit donner son consentement à l’auteur de l’œuvre seconde – sauf à pouvoir bénéficier de l’une des exceptions prévues à l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle. Dans l’hypothèse d’une œuvre ayant subi une adaptation caractérisant une œuvre dérivée, seule l’exception de parodie pourrait être invoquée avec pertinence.
Lorsqu’un peinte incorpora à ses tableaux des photographies préexistantes sans l’autorisation de la photographe et fut, à ce titre, condamné pour contrefaçon alors qu’il invoquait l’exception de parodie, la Cour de cassation cassa l’arrêt en considérant que la Cour d’appel aurait du expliquer « de façon concrète en quoi la recherche d’un juste équilibre entre les droits en présence [le droit d’auteur et la liberté d’expression] commandait la condamnation qu’elle prononçait. » (Cass. 1re civ., 15 mai 2015, n° 13-27.391)
Dans cette même affaire, la Cour d’appel de renvoi mis en balance ces droits fondamentaux, considérant d’une part le droit d’auteur est, entre autres, un droit de propriété, ce qui est de nature à justifier qu’un auteur puisse interdire ou autoriser la reproduction de son œuvre et, d’autre part, que solliciter l’autorisation préalable d’un auteur ne saurait constituer une atteinte à la liberté de création. Les restrictions posées à la liberté de création par le droit d’auteur sont donc proportionnées, ce qui justifie la condamnation du peintre au titre de la contrefaçon (CA Versailles, 16 mars 2018, n° 15/06029).
Sur la prise en compte de la liberté d’expression, la Cour de Justice de l’Union européenne a récemment rappelé que la liberté d’expression n’est pas susceptible de justifier, en dehors des exceptions et limitations prévues par la Directive 2001/29, une dérogation aux droits d’auteur (CJUE, gr. ch., 29 juill. 2019, aff. C-469/17, Funke Medien). Or, en droit français, la notion de liberté d’expression est déjà intégrée dans la liste limitative des exceptions au droit d’auteur. Elle ne peut donc pas être invoquée de façon indépendante à celles-ci pour justifier une limitation aux droits d’auteur.
S’agissant des exceptions aux droits d’auteur, le « test des trois étapes » issu du traité de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle du 20 décembre 1996 établit que l’exploitation d’une œuvre sans l’accord de son auteur n’est licite qu’à la condition qu’elle remplisse trois conditions :
- L’exploitation doit être autorisée par une exception dans la loi de son pays ;
- L’exploitation par l’exception invoquée ne doit pas porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ;
- L’exploitation ne doit pas causer de préjudice aux intérêts de l’auteur de l’œuvre.
Ce triple test est codifié à l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle :
« Les exceptions énumérées par le présent article ne peuvent porter atteinte à l’exploitation normale de l’oeuvre ni causer un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur. »
article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle
Il en résulte que même à pouvoir bénéficier de l’exception de parodie, encore faut-il ne pas attenter à l’exploitation normale de l’œuvre adaptée et ne pas causer de préjudice injustifié aux intérêts de l’auteur.
Si l’affaire Warhol-Goldsmith avait été portée devant les juridictions françaises, il aurait été particulièrement ardu pour la Fondation Warhol de faire valoir l’exception de parodie pour la sérigraphie orange, à défaut de constituer une manifestation d’humour ou de raillerie (bien que la jurisprudence française ait pu parfois reconnaître que la parodie pouvait avoir une intention sérieuse) et faute de travestir une œuvre immédiatement identifiée.
De surcroit, et même à procéder à une interprétation large de l’exception de parodie, la publication de la sérigraphie orange aurait été, au regard de son contexte, immanquablement jugée comme attentatoire à l’exploitation normale de la photographie de Goldsmith et causant un préjudice aux intérêts de la photographe, dans la mesure où celle-ci donnait encore régulièrement des licences sur sa photographie à des journaux.
Les juridictions françaises n’auraient certainement pas manqué de relever que la première sérigraphie, à savoir la violette, avait été réalisée après l’octroi d’une licence moyennant rémunération, qui plus est limitée à une seule publication, ce qui aurait à notre sens permis d’établir une forme de mauvaise foi dans l’argumentation de la Fondation Warhol sur l’absence de nécessité de solliciter l’autorisation de la photographe au titre du fair use.
En France comme aux Etats-Unis, le mouvement artistique de l’appropriationnisme trouve ainsi des limites juridiques, rappelées notamment dans les affaires Klasen ou Koons.