Affaire Thomson Reuters c. Ross Intelligence
Ce mardi 11 février 2025, la U.S. District Court du Delaware a rendu une décision importante en matière de droit d’auteur et d’intelligence artificielle[1]. Dans une affaire opposant Thomson Reuters à Ross Intelligence, la Cour a jugé que l’utilisation des résumés de jurisprudence par la plateforme Westlaw pour entraîner son IA juridique constituait une violation des droits d’auteur et ne relevait pas du fair use.
Un conflit entre innovation et protection par le droit d’auteur
L’affaire remonte à 2020, lorsque Ross Intelligence, une startup spécialisée dans la recherche juridique par intelligence artificielle, a été accusée d’avoir utilisé sans autorisation les résumés de jurisprudence de Westlaw, une plateforme appartenant à Thomson Reuters. Ces résumés, appelés headnotes, sont rédigés par des experts et structurent les décisions de justice pour faciliter la recherche. Ross Intelligence aurait copié ces contenus pour entraîner son IA et améliorer la pertinence de son moteur de recherche juridique.
Le juge Stephanos Bibas a estimé que ces résumés, bien que reposant sur des décisions du domaine public, bénéficiaient d’une protection spécifique en raison du travail humain de sélection et de rédaction. Il a rejeté l’argument de Ross selon lequel ces résumés constituaient un simple « added noise » (ajout significatif) dans l’entraînement de l’IA, rappelant qu’un travail éditorial était réalisé pour synthétiser et organiser l’information, ce qui suffisait à justifier la protection par le droit d’auteur.
Le rejet du fair use : une décision majeure pour la protection des contenus
Sur la question du fair use, le juge rappelle qu’il faut prendre en compte :
- Le but et la nature de l’utilisation, notamment si elle est commerciale ou à but non lucratif : le juge considère l’usage de Ross comme commercial
Le tribunal a conclu sur ce point, que l’usage fait par Ross Intelligence était commercial et non transformatif, en raison de la création d’un concurrent direct à Thomson Reuters.
- La nature de l’œuvre protégée
Sur ce point, le juge considère que les résumés contiennent bien des éléments créatifs, mais ils sont loin d’être parmi les œuvres les plus créatives, ce deuxième point est donc favorable à Ross.
- La quantité de l’œuvre utilisée et l’importance de la partie employée par rapport à l’œuvre protégée dans son ensemble
Sur ce point, le juge tranche en faveur du contrefacteur. En effet, sa production finale ne comprend pas de résumé des décisions de Thomson. Puisque Ross n’a pas rendu les résumés accessibles au public, ce troisième point lui est favorable.
- L’impact de l’utilisation de Ross sur la valeur ou le marché potentiel de l’œuvre protégée. 17 U.S.C. §107(1)–(4)
Sur ce dernier point, le juge a retenu qu’en exploitant les contenus de Westlaw pour développer un produit concurrent, Ross Intelligence portait atteinte au modèle économique de Thomson Reuters.
Le juge Bibas a par ailleurs distingué cette affaire des précédents sur la copie de logiciels, où la duplication de code était considérée comme nécessaire pour accéder aux éléments fonctionnels protégés. Ici, la Cour a souligné que la reproduction des résumés de jurisprudence n’était pas indispensable pour accéder aux idées sous-jacentes des décisions judiciaires. De plus, alors qu’un logiciel poursuit un objectif purement fonctionnel, cette affaire concerne des choix rédactionnels et littéraires, protégés par le droit d’auteur.
Ainsi, bien que les deux autres facteurs aient pu être discutés, le juge a conclu que le fair use était juridiquement inapplicable, les premier et quatrième facteur étant déterminants et défavorables à Ross Intelligence.
Un enjeu global pour l’encadrement des IA aux Etats-Unis
Rendue le même jour que la clôture du Sommet mondial sur l’IA, cette décision marque une victoire pour les titulaires de droits d’auteur, alors même que les États-Unis ont refusé de signer la convention finale du sommet, plaidant pour une approche légère en matière de régulation afin d’éviter de freiner une industrie en plein essor.
Ce contexte contraste avec l’Europe, où des initiatives comme l’AI Act cherchent à encadrer plus strictement l’utilisation des contenus protégés dans l’entrainement des modèles d’IA.
Cette décision pourrait avoir un impact majeur sur le développement des IA, alors que d’autres entreprises comme OpenAI et Microsoft font face à des poursuites similaires pour l’utilisation de contenus protégés[2].
[1] Thomson Reuters Enterprise Centre GmbH et al v. ROSS Intelligence Inc., Docket No. 1:20-cv-00613
[2] US District Court Southern District of New York, The New York Times Company v. Microsoft Corp., OpenAI Inc. et al., 27 déc. 2023