Accès au dossier pour l’avocat pendant la garde-à-vue : la Cour européenne des Droits de l’Homme répond à la Chambre criminelle ?

28/11/2013

Le 12 novembre dernier, nous évoquions sur ce blog l’arrêt de la Chambre criminelle de la Cour de cassation refusant à l’avocat d’un gardé à vue le droit de se faire communiquer l’ensemble du dossier pénal lors de cette phase de la procédure pénale[1].

La Cour de cassation avait en effet jugé, le 6 novembre 2013, que « l’absence de communication de l’ensemble des pièces du dossier à l’avocat assistant une personne gardée à vue, à ce stade de la procédure, n’est pas de nature à priver la personne d’un droit effectif et concret à un procès équitable, dès lors que, d’une part, l’accès à ces pièces est garanti devant les juridictions d’instruction et de jugement et, d’autre part, l’article 63-4-1 du code de procédure pénale n’est pas incompatible avec l’article 6 § 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ».

Le 26 novembre 2013, la Cour européenne des Droits de l’Homme (3ème section) vient de rendre un arrêt sur cette même question de l’accès au dossier pour l’avocat de la défense.

Dans l’affaire Emilian-George Igna c. Roumanie (n° 21249/05)[2], les magistrats strasbourgeois ont condamné l’Etat roumain sur le fondement de l’article 5 § 4 de la Convention, portant sur le « droit à la liberté et à la sûreté ».

Les faits jugés par la Cour européenne concernaient l’arrestation et la rétention, par les services de police, de plusieurs personnes suspectées, dont le requérant, lui-même fonctionnaire de police.

Cette détention, d’une durée de 24 heures, devait être suivie d’une demande de prolongation de la  détention par le Procureur roumain.

A l’occasion du débat judiciaire préalable, la défense du requérant avait sollicité, devant la Cour d’appel d’Alba-Iulia appelée à se prononcer sur une éventuelle prolongation de la détention, la communication des éléments du dossier pénal justifiant une telle mesure.

En particulier, la défense demandait à pouvoir consulter, entre autres pièces, les procès-verbaux de retranscription des écoutes téléphoniques réalisées par les enquêteurs sur lesquels s’appuyait le Procureur roumain pour demander, en vertu d’une note de synthèse précisant qu’elle ne devait pas être consultée par la défense, le maintien en détention du requérant.

Au terme des plaidoiries, la Cour déboutait la défense de sa demande et prolongeait la détention dans l’attente du procès (pre-trial detention) de 29 jours, en se fondant sur les arguments du Procureur, eux-mêmes basés sur des pièces du dossier dont la défense n’avait pas eu connaissance.

Saisie, la Cour européenne des Droits de l’Homme résumait la question posée de la façon suivante :

« 28. En l’espèce, la Cour doit déterminer si l’information, qui est essentielle pour l’évaluation de la légalité de la détention du requérant, a été mise à la disposition d’une manière appropriée à l’avocat du requérant ».[3]

Elle y répondait de la façon suivante :

« 33. La Cour ne perd pas de vue le fait que le refus à l’avocat du requérant l’accès à tous les documents dans le dossier de l’affaire était fondée sur le risque que le succès de l’enquête en cours aurait pu être compromis. Cependant, cet objectif légitime ne peut être poursuivi au détriment des restrictions importantes sur les droits de la défense. L’avocat doit donc avoir accès à ces pièces des dossiers sur lesquels se fonde essentiellement la suspicion contre le requérant. Il s’ensuit que le requérant, assisté par un avocat, n’a pas eu, à ce stade de la procédure, la possibilité adéquate de contester les conclusions visées par le ministère public ou les tribunaux comme l’exige le principe de « l’égalité des armes ».

34. Les considérations qui précèdent sont suffisantes pour permettre à la Cour de conclure que la procédure, au cours de laquelle le requérant a tenté de contester la légalité de sa détention provisoire, a violé les exigences de l’équité de l’article 5 § 4 de la Convention.

Il y a donc eu violation de l’article 5 § 4 de la Convention »[4].

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Peut-on appliquer cette décision à la garde-à-vue « à la française », mesure privative de liberté par nature, au cours de laquelle les prolongations sont décidées uniquement par le Procureur de la République dans l’immense majorité des cas[5] sans que la défense ne puisse présenter ses arguments sur leur bien-fondé, étant dans l’ignorance des éléments à charge et à décharge figurant dans le dossier ?

Bien que fondée sur l’article 5 § 4 de la Convention, la décision de condamnation de la Cour n’oublie pas d’indiquer que la procédure sanctionnée était également contraire au principe d’égalité des armes, renvoyant ainsi vers le droit à un procès équitable consacré par l’article 6.

La question sera vraisemblablement posée aux juridictions de jugement (à défaut de pouvoir en débattre pendant le déroulement de la garde-à-vue en l’absence de débat contradictoire organisé entre les parties devant l’autorité judiciaire).

La personne gardée à vue est bien privée de sa liberté d’aller et venir et de sa liberté de communiquer avec autrui. Cette forme de détention peut durer jusqu’à 48 heures dans la plupart des cas, mais peut être mise en place pendant 4 voire 6 jours dans certains types de procédures[6].

Lors de chaque renouvellement de 24 heures, le suspect est dans l’impossibilité de se défendre sur le bien-fondé de son maintien en détention par les services de police ou de gendarmerie, son avocat n’ayant aucun accès au dossier pénal lui permettant de contester, le cas échéant, un tel renouvellement.

De fait, la défense n’a pas son mot à dire sur l’opportunité du renouvellement des délais de garde-à-vue.

Il s’agit d’un aspect différent mais complémentaire de la question de l’accès au dossier pour l’avocat lors de la garde-à-vue de son client : défendre efficacement sur le fond, d’une part et présenter les arguments utiles à sa défense sur son éventuel maintien en détention, d’autre part.

Au-delà de l’arrêt Igna c/ Roumanie, l’arrêt Dayanan c/ Turquie[7] doit être rappelé, s’agissant de l’accès au dossier en garde-à-vue :

« 32.  Comme le souligne les normes internationales généralement reconnues, que la Cour accepte et qui encadrent sa jurisprudence, un accusé doit, dès qu’il est privé de liberté, pouvoir bénéficier de l’assistance d’un avocat et cela indépendamment des interrogatoires qu’il subit (pour les textes de droit international pertinents en la matière, voir Salduz, précité, §§ 37-44). En effet, l’équité de la procédure requiert que l’accusé puisse obtenir toute la vaste gamme d’interventions qui sont propres au conseil. A cet égard, la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention sont des éléments fondamentaux de la défense que l’avocat doit librement exercer[8] ».

De façon plus générale, la garde-à-vue, lorsqu’elle est contrôlée par le Parquet (qui n’est pas une autorité judiciaire au sens de la Convention européenne des Droits de l’Homme), a même été déclarée contraire à la Convention, par l’arrêt Vassis c/ France, le 27 juin 2013[9] :

« 61.  En particulier, elle [la Cour] rappelle que sa jurisprudence relative à des délais de deux ou trois jours, pour lesquels elle a pu juger que l’absence de comparution devant un juge n’était pas contraire à l’exigence de promptitude, n’a pas pour finalité de permettre aux autorités d’approfondir leur enquête et de réunir les indices graves et concordants susceptibles de conduire à la mise en examen des requérants par un juge d’instruction, au motif notamment qu’ils nieraient les faits qui leur sont reprochés. On ne saurait donc en déduire une quelconque volonté de mettre à la disposition des autorités internes un délai dont elles auraient la libre jouissance pour compléter le dossier de l’accusation[10] : en effet, le but poursuivi par l’article 5 § 3 de la Convention est de permettre de détecter tout mauvais traitement et de réduire au minimum toute atteinte injustifiée à la liberté individuelle afin de protéger l’individu, par un contrôle automatique initial, et ce dans une stricte limite de temps qui ne laisse guère de souplesse dans l’interprétation (Medvedyev et autres, précité, § 121) ».

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En l’état, l’avocat de l’accusé est toujours privé d’un véritable accès au dossier lorsqu’il assiste son client gardé à vue.

Sauf revirement de la Chambre criminelle, il faudra donc attendre la transposition de la directive européenne 2012/13/UE du 22 mai 2012 relative au droit à l’information dans le cadre des procédures pénales, entrée en vigueur le 22 juin 2012, au plus tard le 2 juin 2014[11], pour espérer une évolution du droit positif français vers une plus grande place des droits de la défense lors de la garde-à-vue.

En effet, l’article 7 de cette directive, portant sur le « droit d’accès aux pièces du dossier », dispose :

  1. 1.   Lorsqu’une personne est arrêtée et détenue à n’importe quel stade de la procédure pénale, les États membres veillent à ce que les documents relatifs à l’affaire en question détenus par les autorités compétentes qui sont essentiels pour contester de manière effective conformément au droit national la légalité de l’arrestation ou de la détention soient mis à la disposition de la personne arrêtée ou de son avocat.
  1. 2.   Les États membres veillent à ce que les suspects ou les personnes poursuivies, ou leur avocat, aient accès au minimum à toutes les preuves matérielles à charge ou à décharge des suspects ou des personnes poursuivies, qui sont détenues par les autorités compétentes, afin de garantir le caractère équitable de la procédure et de préparer leur défense.
  1. 3.  Sans préjudice du paragraphe 1, l’accès aux pièces visé au paragraphe 2 est accordé en temps utile pour permettre l’exercice effectif des droits de la défense et, au plus tard, lorsqu’une juridiction est appelée à se prononcer sur le bien-fondé de l’accusation. Si les autorités compétentes entrent en possession d’autres preuves matérielles, elles autorisent l’accès à ces preuves matérielles en temps utile pour qu’elles puissent être prises en considération.
  1. 4.   Par dérogation aux paragraphes 2 et 3, pour autant que le droit à un procès équitable ne s’en trouve pas affecté, l’accès à certaines pièces peut être refusé lorsque cet accès peut constituer une menace grave pour la vie ou les droits fondamentaux d’un tiers, ou lorsque le refus d’accès est strictement nécessaire en vue de préserver un intérêt public important, comme dans les cas où cet accès risque de compromettre une enquête en cours ou de porter gravement atteinte à la sécurité nationale de l’État membre dans lequel la procédure pénale est engagée. Les États membres veillent à ce que, conformément aux procédures de droit national, une décision de refuser l’accès à certaines pièces en vertu du présent paragraphe soit prise par une autorité judiciaire ou soit au moins soumise à un contrôle juridictionnel.
  1. 5.      L’accès, visé au présent article, est accordé gratuitement.

La garde-à-vue, écartelée entre la Convention européenne des Droits de l’Homme, le Code de procédure pénale français, l’application qu’en font la Cour européenne des Droits de l’Homme et la Cour de cassation, et maintenant la directive du 22 mai 2012, n’a pas fini d’évoluer.


[3]“28. In the instant case the Court needs to determine whether information which was essential for the assessment of the lawfulness of the applicant’s detention was made available in an appropriate manner to the applicant’s lawyer”.

[4] “33. The Court does not lose sight of the fact that the refusal to grant the applicant’s counsel access to all the documents in the case file was based on the risk that the success of the ongoing investigations might be compromised. However, that legitimate goal may not be pursued at the expense of substantial restrictions on the rights of the defence. Counsel must therefore be given access to those parts of the case files on which the suspicion against the applicant was essentially based. It follows that the applicant, assisted by counsel, did not, at that stage of the proceedings, have an opportunity adequately to challenge the findings referred to by the Public Prosecutor or the courts as required by the principle of “equality of arms”.

34.  The foregoing considerations are sufficient to enable the Court to conclude that the procedure by which the applicant sought to challenge the lawfulness of his pre-trial detention violated the fairness requirements of Article 5 § 4 of the Convention.

There has accordingly been a violation of Article 5 § 4 of the Convention”.

[5] Les renouvellements sont décidés par le juge d’instruction lorsque les enquêteurs travaillent sur commission rogatoire dans le cadre d’une instruction.

Les prolongations sont décidées par le Juge des libertés et de la détention au-delà de la 48ème heure de garde-à-vue, dans le cadre d’une enquête préliminaire

[6] Articles 706-88 et 706-88-1 du Code de procédure pénale.

[8] Mis en gras et souligné par nous.

[10] Mis en gras par nous.