Pluralisme des courants d’expression, attribution des fréquences TNT : retour sur les éclairages du Conseil d’Etat
L’actualité de ces derniers mois nous rappelle qu’il revient à l’ARCOM (Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique) d’attribuer les fréquences TNT aux chaînes de la télévision nationale. L’appel à candidature pour l’attribution de 15 fréquences arrivant à expiration en 2025 s’est clos le 15 mai dernier. Les candidats seront reçus par l’ARCOM lors d’une audition publique au mois de juillet.
Dans son étude des 25 dossiers de candidatures soumis et jugés recevables, trois impératifs prioritaires devront être pris en compte par l’ARCOM au rang desquels figure « la sauvegarde du pluralisme des courants d’expression socio-culturels »[1], impératif qui occupe « une place de premier rang[2]».
A ce titre, l’ARCOM se doit notamment d’apprécier, pour les services dont les programmes comportant des émissions d’information politique et générale « les dispositions envisagées [par les candidats] en vue de garantir le caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion, l’honnêteté de l’information et son indépendance à l’égard des intérêts économiques des actionnaires […] [3]». Celle-ci avait pris le soin de détailler, pour cet appel à candidatures, ses exigences en matière de pluralisme dans sa décision mise en ligne le 28 février[4].
A l’heure grave où les hautes juridictions et les autorités indépendantes sont appelées à faire face comme gardiens de la démocratie, cette vague d’attribution, dans un climat politique exceptionnellement difficile, est l’occasion de revenir sur la décision du Conseil d’Etat rendue en février dernier.
Le 13 février, le Conseil d’Etat avait en effet demandé à l’ARCOM de réévaluer, dans un délai de six mois, le recours de l’association Reporters Sans Frontières « RSF » quant au respect de la chaîne CNews de ses obligations légales.
Retour sur les faits :
En novembre 2021, RSF avait demandé au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA), ex-Arcom, d’adresser à la société éditrice du service de télévision de CNEWS (SESI), sur le fondement de l’article 42 de la loi du 30 septembre 1986 dite loi Léotard, une mise en demeure de se conformer à ses obligations prévues par la convention de chaîne ainsi qu’aux principes d’honnêteté de l’information, de pluralisme et d’indépendance de l’information. Par une décision du 5 avril 2022, l’Autorité n’avait pas fait droit à sa requête. Le Conseil d’Etat a donc été saisi d’une demande d’annulation de la décision pour excès de pouvoir.
Dans sa décision, la Haute Autorité administrative est venue préciser les principes applicables au contrôle par l’ARCOM du respect par les chaînes de leurs obligations en matière de pluralisme et d’indépendance de l’information.
Cette décision est intervenue dans un contexte particulier puisque fin février, l’ARCOM avait lancé son appel à candidatures pour l’attribution des 15 autorisations arrivant à échéance en 2025, incluant celles de CNews et C8.
Avant d’évoquer les apports de cette décision et ses suites (II), un rappel du cadre légal applicable au respect du pluralisme de l’information s’impose (I).
I) Le cadre légal du pluralisme de l’information
L’article 34 de la Constitution confère à la loi la mission de fixer les règles concernant le pluralisme et l’indépendance des médias. Le pluralisme des courants de pensée et d’opinions est, par ailleurs, un objet à valeur constitutionnelle fondé sur la libre communication des pensées et des opinions[5].
La nécessité de respecter le caractère pluraliste de l’expression des courants de pensée et d’opinion est d’ailleurs consacré par l’article 1er de la loi Léotard.
Ce texte prévoit les compétences de l’ARCOM en la matière. Parmi ses attributions, celle-ci doit veiller à garantir « le pluralisme del’information et des programmes qui y concourent[6] » et assurer « le respect de l’expression pluraliste des courants de pensée et d’opinion dans les programmes des services de radio et de télévision en particulier pour les émissions d’information politique et générale [7]».
Dans son rôle d’attribution des autorisations relatives aux fréquences TNT, celle-ci se doit par ailleurs d’apprécier « l’intérêt de chaque projet pour le public, au regard des impératifs prioritaires » au rang desquels figure « la sauvegarde du pluralisme des courants d’expression socio-culturels.[8] »
Ce principe impose aux éditions de services de télévision et de radio de s’assurer, au sein des programmes et émissions proposés, qu’un équilibre soit trouvé dans la diversité des points de vue et opinions exprimés.
Pour cela, les services de radio et de télévision sont soumis à des obligations de transmission de données relatives aux temps d’intervention des personnalités politiques intervenant dans leurs journaux, bulletins d’information et magazines[9].
Cette obligation déontologique de respect du pluralisme est également imposée aux chaînes de télévision dans la convention qu’elles ont conclue avec l’ARCOM[10].
II) Les apports du Conseil d’Etat sur le contrôle, par l’ARCOM, du respect par les chaînes de leurs obligations légales
Deux éclairages principaux ont été apportés par le Conseil d’Etat dans sa décision :
- Sur le respect de l’indépendance de l’information : le Conseil d’Etat a pu préciser que l’ensemble des conditions de fonctionnement et des caractéristiques de la programmation d’une chaîne doivent être prises en compte afin d’apprécier le respect de ses obligations en matière d’indépendance de l’information.
- Sur le respect du pluralisme des courants de pensée et d’opinion : La Haute juridiction administrative a précisé que la seule prise en compte de temps d’antenne des personnalités politiques est insuffisante pour apprécier le respect par les services de télévision et de radio de leurs obligations en matière de pluralisme. L’ARCOM devra désormais tenir compte des interventions de l’ensemble des participants aux programmes diffusés incluant les chroniqueurs, animateurs et invités.
Par ailleurs, comme le souligne le Rapporteur public dans ses conclusions[11], le fait que l’article 13 de la loi Léotard dispose de deux alinéas n’est pas anodin. Le premier impose à l’ARCOM d’assurer le respect du pluralisme et le second vise expressément l’exigence spécifique de décompte des temps de parole des personnalités politiques. Cet article énonce donc deux idées distinctes : un contrôle nécessairement plus global de la part de l’Autorité n’incluant pas exclusivement le respect de la seconde obligation.
Le Conseil d’Etat a, par conséquent, enjoint à l’ARCOM de réexaminer le recours de l’Association et de prendre une nouvelle décision dans un délai de 6 mois. En prenant en compte les aiguillages précités, l’ARCOM devra donc se prononcer de nouveau sur le respect par CNews de ses obligations légales.
L’ARCOM n’a pas manqué de réagir le jour-même à cette décision[12], prenant bonnes notes de cette « appréciation renouvelée de la loi de 1986 » et des nouvelles directives du Conseil d’Etat. Cette dernière conclut son communiqué de presse en confirmant que le recours de l’association sera revu conformément aux termes de la décision. Le rendez-vous est donc donné.
***
Cette décision a suscité beaucoup de réactions et d’interrogations, certains s’écriant à l’atteinte à la liberté d’expression. Deux propositions de loi ont d’ailleurs été déposées, le 15 février[13] et le 5 mars[14] derniers tendant à voir inscrire, dans la loi Léotard et plus particulièrement son article 1er, un principe de liberté éditoriale des services de radio et de télévision privée. La seconde proposition portée par Eric Ciotti s’emploie à citer Beaumarchais pour finalement proposer que « Les services de radio et de télévision privés fixent librement leur ligne éditoriale. Ils choisissent librement les personnes s’exprimant à leur antenne. »
Si dans le passé le Conseil d’Etat[15] a pu admettre l’existence de radios « se donnant pour vocation d’assurer l’expression d’un courant particulier d’opinion », la situation était différente des chaînes de télévision surtout TNT. En effet, dans le cadre des radios, le pluralisme peut s’apprécier au regard de la diversité des services proposés sur une même zone géographique. Au contraire, comme le souligne le Rapporteur public, du fait notamment de la rareté des ressources hertziennes disponibles qui sont un bien public, la reconnaissance de chaînes de télévision d’opinion n’est pas permise par la loi.
La décision du Conseil d’Etat, pas plus que les exigences en matière de pluralisme de l’information, ne portent atteinte à la liberté d’expression. Ces règles ont simplement vocation, sans entraver la liberté éditoriale, à s’assurer que l’ensemble des points de vue et opinions puissent être exprimés et entendus. Le respect de la constitution et de ses gardiens que sont les hautes juridictions et autorités indépendantes est le marqueur de la démocratie, remettre en cause la légitimité des dispositifs de contrôle est un signal à prendre au sérieux.
[1] Article 29 de la loi Léotard
[2] Rapport d’enquête n°2610 sur l’attribution, le contenu et le contrôle des autorisations de services de télévision à caractère national sur la télévision numérique terrestre, 7 mai 2024
[3] Article 29 de la loi Léotard
[4] Décision n°2024-152 du 28 février 2024 relative à un appel aux candidatures pour l’édition de services de télévision de services de télévision à vocation nationale diffusés par voie hertzienne terrestre, à temps complet et en haute définition
[5] Voir notamment en ce sens : Conseil Constitutionnel 1 juillet 2004, n° 2004-497 DC
[6] Article 3.1 de la loi Léotard
[7] Article 13 alinéa 1 de la loi Léotard
[8] Article 29, II de la loi Léotard
[9] Article 13 alinéa 2 de la loi Léotard
[10] Pour un exemple : Convention de chaîne Arcom – CNews du 27 novembre 2019, article 2-3-1
[11]Conclusions du Rapporteur public, Décision du 13 février 2024, M. Florian ROUSSEL, N° 463162
[12] Communiqué de presse, ARCOM, « Décision du Conseil d’Etat du 13 février 2024 : Réaction de l’ARCOM »
[13] Proposition de loi modifiant la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication et garantissant la liberté éditoriale des services de communication audiovisuelle privés, n° 351, 15 février 2024
[14] Proposition de loi visant à garantir la liberté d’expression dans les médias, n° 2280, 5 mars 2024
[15] Conseil d’État, 5ème / 4ème SSR, 27/11/2015, 374373, Publié au recueil Lebon